Game design du hasard et de l’aléatoire : éviter le sentiment d’injustice

L’aléatoire, en soi, peut être un excellent outil dans la conception de jeu vidéo. Ça ajoute une touche d’inattendu, ça donne une impression plaisante au joueur (je prends un risque et ça paie, ou je mets toutes les chances de mon côté)… Mais mal maîtrisé, l’aléatoire peut devenir un inconvénient, un aspect plutôt désagréable.

Pourquoi aime-t-on le hasard ? Et quand devient-il un cauchemar pour les joueurs ? Avant de proposer des solutions concrètes, intéressons-nous à la théorie du jeu et à la psychologie humaine. Puis nous verrons une série de bonnes pratiques pour l’utilisation de l’aléatoire dans le jeu vidéo.

Théorie du jeu et hasard : l’exemple des jeux de société

Beaucoup de jeux de société classique sont basés sur une mécanique de hasard : le lancer de dés, ou la distribution de cartes. Le hasard fait d’ailleurs partie des critères de la classification dans la théorie des jeux. Ainsi on a un large éventail de jeux, avec d’un côté, les jeux sans aucun hasard (comme les Échecs, les Dames, le jeu de Go) et à l’autre extrémité les jeux basés uniquement sur le hasard (les Petits Chevaux, le Jeu de l’oie, la Bataille).

Dans la tendance actuelle des jeux de société, on constate une dose de hasard (pour rendre les parties différentes) mais dont l’incidence est atténuée par des mécaniques de jeu (pour que le joueur sente qu’il prend des décisions, et qu’il ne se contente pas de « subir » le déroulement de la partie.

Ainsi, dans des jeux de draft comme 7 Wonders, vous choisissez une carte parmi une main distribuée aléatoirement, puis chaque joueur passe son paquet de carte à un voisin, où il peut choisir une carte parmi un jeu complétement différent. D’autres jeux sont basés sur des lancers de dés, mais les résultats des dés peuvent être alloués à différentes choses. Ainsi, aux mieux vous avez un résultat aux dés qui vous convient parfaitement, et au pire, vous avez tout de même quelque chose à faire.

On joue donc ici à la fois sur la satisfaction de victoire et sur l’impression d’avoir une emprise sur ce qui se passe vraiment dans le jeu, quoi qu’il arrive.

Biais cognitifs et sentiment d’injustice

Les mathématiques disposent d’outils très élaborés pour les statistiques et les probabilités, et quand on étudie cette matière, on se rend compte que c’est très intuitif à modéliser. Oui, si on a un générateur de nombre aléatoires, de 1 à N, chaque nombre à 1 chance sur N d’apparaître, et c’est ce qu’on retrouve mathématiquement en faisait un très grand nombre de tirages.

Mais ça reste des modèles, différents de ce qu’on croise en réalité. On peut facilement comprendre qu’un dé a une chance sur six de faire un 6, mais en situation concrète, pourquoi est-ce que je n’ai pas fait une seule fois le chiffre 6 lors de mon tirage de dé ? Je pense d’ailleurs qu’on pourrait appeler cela « Le traumatisme du jeu des Petits Chevaux ».

Il y a là plusieurs biais humains qui sont bien documentés et étudiés en psychologie et en neurologie. On trouve notamment :

  1. Le sophisme du joueur (Gambler’s phallacy) qui consiste à croire qu’un tirage aléatoire va se compenser et se corriger automatiquement. Au bout de N lancers indépendant, la probabilité d’obtenir « 6 » sur un dé ou « face » sur une pièce est toujours la même, quels que soit les lancers précédents.
  2. Le biais d’optimisme : une tendance de l’humain (qu’on retrouve chez certains animaux) à croire qu’il est moins exposé à des évènements négatifs que les autres individus. C’est ce qui déclenche la prise de risque
  3. Un problème de représentation des chances : 10 % ? Ça n’arrivera jamais. 90 % ? Aucune chance que ça rate. Nous sommes très sensibles au chiffres élevés ou bas, ainsi nous voyons à la hausse ou à la baisse les probabilités.
  4. Le biais de négativité : on se souvient plus facilement des ratés, et des mauvaises expériences, que des bonnes.

En somme, nous avons tous l’impression d’avoir une bonne vision de l’aléatoire et du risques, mais nous sommes victimes de gros biais.

Ainsi, accorder une grosse partie de l’aléatoire va aller contrairement à l’encontre de ces biais, et c’est là que ça peut coincer. Si vous lisez les commentaires de joueurs de RPG tactiques ou de MMORPG, vous en verrez beaucoup se plaindre des RNG (Random number generator), qui décidément, ne sont pas cléments avec eux, voire injustes.

Pour éviter que le joueur soit frustré par un hasard trop punitif ou déçu par des évènements trop cléments, en tant que game designer, il va vous falloir piper les dés !

Bonnes pratiques du game designer avec l’aléatoire

Hormis un jeu de loterie ou de casino, votre jeu ne devrait jamais être à 100 % basé sur de l’aléatoire. Laissez toujours un maximum de contrôle au joueur dès que vous en avez la possibilité, et en tous cas, que l’issue des actions puisse être prévisible.

Cela dit, comme le hasard peut être un ingrédient intéressant, voyons de quelles manières nous pouvons l’utiliser pour qu’il soit perçu comme un composant agréable du gameplay et non comme un générateur d’injustice.

Fausser l’aléatoire pour qu’il corresponde plus à la perception du joueur

L’idée est de faire coller votre 10% ou 90% de probabilité à la perception du joueur, plutôt qu’à la réalité mathématique. Typiquement, nous allons le faire à la fois avec des variables cachées

Pour cela, il y a plusieurs façons de faire : soit augmenter discrètement la probabilité à chaque tentative ratée (donc la probabilité de réussite est de 80%, puis 85%, puis 90%, puis 100%), soit avec un nombre d’occurrence s(après 2 échecs, la 3e tentative est forcément une réussite). Bien sûr, il ne faut pas oublier de remettre les compteurs à zéro lors d’une réussite.

Et paradoxalement, pour que le système soit perçu comme juste, il peut être utile de voir les probabilités à la hausse. Ainsi, si vous affichez qu’une arme à 60% de déclencher un effet, il va falloir gonfler le chiffre pour que le joueur ait vraiment l’impression que l’effet se déclenche 60% des fois. À prendre en compte dans les deux sens, et même avec les probabilités basses.

Empêcher des résultats identiques de se répéter trop fréquemment

L’aléatoire pur ne semble pas naturel. Obtenir deux ou trois fois de suite le nombre 2 en lançant un dé à 6 faces, pourquoi pas, mais l’obtenir 50 fois d’affilée ? Ça peut se produire avec un générateur de nombre aléatoires, mais ça ressemblera plutôt à une anomalie d’un point de vue extérieur.

D’ailleurs, le contrôle des résultats du hasard permet aussi un résultat perçu comme plus naturel si votre monde contient des éléments aléatoire ou procéduraux.

Si le joueur peut tomber sur des évènements aléatoires, ou si votre boss peut se rendre aléatoirement sur une position A, B, C ou D, vous avez intérêt à tenir une liste cachée de ce qui s’est déjà produit, pour que l’événement ne réapparaisse pas deux fois de suite, mais à un intervalle que vous jaugerez comme raisonnable.

En somme, pas question de tomber sur du butin « épique » ou « légendaire » dans deux coffre à la suite !

Ce n’est bien sûr pas valable pour des actions dotés de probabilités de réussite. Il est tout à fait normal qu’un coup avec 90% de chance réussisse plusieurs fois d’affilée, et qu’un coup qui n’a que 15% de réussite rate assez souvent.

Donner plus de contrôle au joueur sur les évènements aléatoires

Pour ne pas forcer le joueur à subir l’aléatoire, on peut le présenter au joueur comme une donnée avec laquelle il peut composer. Libre donc au joueur d’essayer cette action qui a 70% de réussite, ou d’optimiser la situation avant de tenter l’action (déplacer le personnage ou attendre le déplacement d’un ennemi, utiliser une altération d’état).

Est-ce que le fait de rater un test aléatoire doit forcément être une mauvaise chose ? Un exemple concret : dans le jeu Naheulbeuk, l’Amulette du Chaos, les échecs critiques sont réguliers (car ils collent tout à fait à l’univers de Naheulbeuk : des aventuriers « bras cassés » qui enchaînent les échecs), mais plus les échecs s’accumulent, plus ils remplissent une jauge qui permet de débloquer des actions spéciales puissantes, qui peuvent remettre des combattants sur pied et changer l’issue du combat. Ainsi, un échec critique n’est jamais une fatalité.

Dans tous les cas, si le hasard a un impact fort sur la réussite ou l’échec d’une action, surtout si ça a un impact en terme de réussite ou défaite auprès du joueur, c’est une responsabilité de la part du game designer d’indiquer ce niveau de risque auprès du joueur.

Prendre en compte sa responsabilité avec le hasard en tant que game designer

Je vais conclure cet article sur un point qui s’approche plus de l’éthique que des astuces de game design, mais c’est un point important.

Nous l’avons vu, le hasard dans un jeu peut directement manipuler les émotions du joueur, et actionner des leviers puissants comme le plaisir et la frustration. On a une influence directe sur les biais vu plus haut, ainsi on délivre de la dopamine au joueur, qui peut potentiellement le rendre accro et provoquer des réactions extrêmes.

C’est notamment une responsabilité dans le cas des loot boxes aléatoires. Qu’elles soit payantes ou qu’elles demandent beaucoup d’heures d’investissement et de jeu, elles peuvent produire les mêmes effets sur le cerveau du joueur que des jeux de hasard, des jeux de casino, etc. Avec les mêmes conséquences : problèmes de jeux, d’addiction, dépenses non contrôlées… En plus, dans des systèmes aussi opaques, il est facile pour le game designer peut scrupuleux de faire en sorte que la « banque » soit toujours gagnante.

Ainsi, si vous faites un système de butin aléatoire, préférez du cosmétique et évitez les systèmes qui rendront les joueurs accro. C’est une entreprise qui peut s’avérer certes très lucrative, mais qui au final peut avoir des impacts négatifs sur vos joueurs, qui dépassent de loin le cadre du jeu. Et puis, entre nous, il vaut mieux que vos joueurs aient du mal à décrocher de votre jeu parce qu’ils passent un bon moment en jouant, plutôt qu’à cause d’une manipulation artificielle de leurs émotions !

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